A Meaux, la cité n’a pas craqué (Libération)
Jeu 26 Juil 2012, 00:23
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A MEAUX, LA CITE N'A PAS CRAQUE
Par SOPHIAN FANEN
Le Beauval vitriolé, filmé par Richet dans «Ma 6-T va crack-er», n’est plus. Quinze ans après, les pourtours du fief de Copé ont été rénovés, grillagés, mais les problèmes persistent.
Destruction de la Caravelle Champagne, le 17 avril 2005 à Meaux, dans le cadre d'un plan de réhabilitation du quartier Beauval. - AFP
C’était en 1997, deux ans après la Haine de Kassovitz. La banlieue était à la mode, avec ses casquettes et ses galères. Dans sa ville de Meaux (Seine-et-Marne), à 40 kilomètres de Paris direction Strasbourg, Jean-François Richet sort Ma 6-T va crack-er, son deuxième long métrage, abstrait et bouillant, qui jette devant la caméra les habitants eux-mêmes. C’est un film venu de la banlieue qui montre la banlieue, et quasi exclusivement Beauval, une cité édifiée à la fin des années 60 sur les ruines d’un projet du Corbusier non réalisé.
Le quartier est une presqu’île rattachée à la ville médiévale par un interminable boulevard, bordée par le canal de l’Ourcq et une zone industrielle. Ma 6-T va crack-er se déroule là, comme dans une bouteille sans air. Le film suit plusieurs groupes de personnages qui vivent leurs petites histoires d’amour et de violence et se retrouvent au pied du bâtiment Albret - haut de seize étages et posé sur trois pieds. L’architecte a appelé ça une «caravelle», pour faire chic, mais c’est en réalité une carcasse de béton où le moindre son résonne dans des couloirs turquoise interminables. On y logeait un millier de personnes dans 285 appartements à la grande époque, quand ce genre de bâtiment représentait la modernité - grandes pièces, eau chaude et parking fermé - pour de jeunes couples banlieusards, puis des familles d’immigrés du Maghreb et d’Afrique de l’Ouest. Meaux en a construit une dizaine à Beauval, en plus de plus petites structures réparties sans folie en zones A (Albret, Artois, Alsace), B (Buffon, Bazin) et C (Cheverny, Chenonceau).
Lascars. Tel qu’il apparaît dans le film à la fin des années 90, Beauval est à l’abandon. Les géants de béton partent en lambeaux, les ascenseurs râlent, ça deale peinard à l’abri des bosquets. «C’était la mégazone», se souvient Karl’1, rappeur meldois qui travaille avec la jeunesse du quartier. Il avait 14 ans à l’époque et apparaît furtivement dans le film. «Ma 6-T va crack-er reprend des oppositions qui étaient réelles, entre secteurs de Beauval ou entre Beauval et la Pierre-Collinet [un autre quartier de Meaux, ndlr]. Aujourd’hui, c’est plus calme, même s’il reste des histoires.»
Il nous guide dans ce qu’est devenue cette partie de la ville. Rénové, Albret est encore debout, mais on accède désormais à son périmètre «résidentialisé» avec un code. Une façon d’éviter que n’importe qui vienne s’attarder sur ses marches, comme le font les personnages de Ma 6-T va crack-er pendant la moitié du film, évoluant dans le no man’s land qui séparait les bâtiments, comme dans une zone de combat où l’on se cherche des noises pour ne pas se confronter au reste du monde. «Franchement, les gars, demande l’un d’entre eux dans une scène nocturne, assis à un arrêt de bus, qu’est-ce qu’on fait là comme des galériens ? Y’a rien à faire ici […]. On est des objets aux yeux de cette société à 2 francs.» Dans la foulée, les trois lascars vont traîner dans le centre commercial du quartier, puis jettent une poubelle enflammée sur une voiture de police depuis une passerelle de béton qui a aujourd’hui disparu.
En face du bâtiment Albret, de l’autre côte de l’avenue plantée, les caravelles ont elles aussi disparu, remplacées par des constructions de quatre ou cinq étages avec petits balcons. «Les bâtiments C étaient les plus obsolètes, commente Philippe Leterme, directeur de l’urbanisme à la mairie de Meaux. Ce sont les premiers qui ont été détruits à la fin des années 90. Ils étaient alors déjà à 40% vides parce que personne ne voulait plus y habiter. Comme ils étaient constitués uniquement de HLM, l’unique solution était de les raser pour reconstruire quelque chose de plus à jour, avec plus de mixité.» Les travaux de cette première tranche s’achèvent à peine, avant la disparition des dernières caravelles «dans une dizaine d’années». Un parc a pris la place du bâtiment Chenonceau, ainsi qu’une médiathèque qui évite aux habitants de Beauval de traverser toute la ville pour emprunter un livre.
Dans la rue calme, Karl’1 salue des enfants et des mamans, les seuls à faire vivre cette zone dortoir, qui se vide le matin et se remplit le soir. Le collège Albert-Camus se détache derrière un bâtiment, c’est là que débute Ma 6-T va crack-er. Ses préfabriqués, en bout de course dans le film, ont cédé la place à un bâtiment neuf abrité par de hautes grilles - comme s’il était assiégé par ses propres élèves. C’est ce qui saute aux yeux dans la transformation de Beauval. Le quartier apparaissait encore dans le film comme une vaste étendue dispersée mais ouverte. Le Beauval nouveau est morcelé : des barrières enserrent le parc et les bâtiments ; le centre commercial de la Verrière, qui tire son nom du toit de verre qui surplombe sa rue ouverte aux vents, va être fermé pour éviter que quiconque vienne s’y abriter en pleine nuit.
C’est là que l’on retrouve Bobby King, qui interprète dans le film l’un des habitants qui tentent d’empêcher les jeunes de brûler tout le quartier après la mort de l’un des leurs - alimentant le message des premiers films de Jean-François Richet, qui déplaçaient la lutte des classes dans la banlieue. «Le film reste de la science-fiction, dit Bobby King. Ce qui est vrai, c’est que la jeunesse se sentait délaissée. On vivait vraiment dans un lieu de non-droit. Bien sûr, il y a toujours des gens que ça arrange de vivre dans un ghetto, parce que c’est mieux pour leurs trafics. Mais ce n’est pas réaliste. Ici, le maire de droite a fait ce que le maire de gauche aurait dû faire.» Ce dernier, Jean Lion, maire socialiste de Meaux de 1977 à 1995, a été délogé par le parachuté Jean-François Copé, qui a par la suite usé de toute son influence de ministre UMP pour essayer de faire de «sa ville» un «Saint-Germain en-Laye de l’est parisien». C’est raté. Perdue entre la banlieue et la province, Meaux reste une ville endormie. Mais la rénovation de ses quartiers a au moins réussi à les reconnecter au centre-ville.
Couacs. Tous les Meldois croisés s’accordent sur la nette amélioration de l’ambiance dans les rues, mais une critique revient, renouvelée par Franz Fidelin, vice-président de l’association de défense des locataires de Beauval et dissident de l’équipe municipale UMP. «On a cassé du logement social sans le reconstruire, on a donc déplacé les problèmes de Meaux vers les communes avoisinantes.» Cette accusation est vieille comme le programme de restructuration du quartier, mais aucun élu des communes alentours n’est venu la confirmer.
Il y a bien eu de nombreux couacs dans le relogement, des familles trimbalées d’appartement en appartement et de nouveaux loyers trop chers, mais tout semble s’être passé dans le cadre de la loi. Et, si Beauval a abandonné son taux stratosphérique de 80% de logements sociaux, il en reste 40% dans les nouvelles constructions.
Ma 6-T va crack-er immortalise dans la colère un quartier qui a largement disparu, remplacé par un autre probablement moins «ingérable», comme le dit Arco Descat, qui a écrit le film avec son cousin Jean-François Richet et joue l’un des personnages principaux - sans que le réalisateur ne l’ait jamais remercié ni aidé par la suite. «Mais, aujourd’hui, il y a des caméras partout, les gamins sont cernés. On n’a pas davantage notre place dans un quartier comme ça, même s’il est plus joli à regarder. Ce n’est pas en détruisant qu’on règle les problèmes.»
A MEAUX, LA CITE N'A PAS CRAQUE
Par SOPHIAN FANEN
Le Beauval vitriolé, filmé par Richet dans «Ma 6-T va crack-er», n’est plus. Quinze ans après, les pourtours du fief de Copé ont été rénovés, grillagés, mais les problèmes persistent.
Destruction de la Caravelle Champagne, le 17 avril 2005 à Meaux, dans le cadre d'un plan de réhabilitation du quartier Beauval. - AFP
C’était en 1997, deux ans après la Haine de Kassovitz. La banlieue était à la mode, avec ses casquettes et ses galères. Dans sa ville de Meaux (Seine-et-Marne), à 40 kilomètres de Paris direction Strasbourg, Jean-François Richet sort Ma 6-T va crack-er, son deuxième long métrage, abstrait et bouillant, qui jette devant la caméra les habitants eux-mêmes. C’est un film venu de la banlieue qui montre la banlieue, et quasi exclusivement Beauval, une cité édifiée à la fin des années 60 sur les ruines d’un projet du Corbusier non réalisé.
Le quartier est une presqu’île rattachée à la ville médiévale par un interminable boulevard, bordée par le canal de l’Ourcq et une zone industrielle. Ma 6-T va crack-er se déroule là, comme dans une bouteille sans air. Le film suit plusieurs groupes de personnages qui vivent leurs petites histoires d’amour et de violence et se retrouvent au pied du bâtiment Albret - haut de seize étages et posé sur trois pieds. L’architecte a appelé ça une «caravelle», pour faire chic, mais c’est en réalité une carcasse de béton où le moindre son résonne dans des couloirs turquoise interminables. On y logeait un millier de personnes dans 285 appartements à la grande époque, quand ce genre de bâtiment représentait la modernité - grandes pièces, eau chaude et parking fermé - pour de jeunes couples banlieusards, puis des familles d’immigrés du Maghreb et d’Afrique de l’Ouest. Meaux en a construit une dizaine à Beauval, en plus de plus petites structures réparties sans folie en zones A (Albret, Artois, Alsace), B (Buffon, Bazin) et C (Cheverny, Chenonceau).
Lascars. Tel qu’il apparaît dans le film à la fin des années 90, Beauval est à l’abandon. Les géants de béton partent en lambeaux, les ascenseurs râlent, ça deale peinard à l’abri des bosquets. «C’était la mégazone», se souvient Karl’1, rappeur meldois qui travaille avec la jeunesse du quartier. Il avait 14 ans à l’époque et apparaît furtivement dans le film. «Ma 6-T va crack-er reprend des oppositions qui étaient réelles, entre secteurs de Beauval ou entre Beauval et la Pierre-Collinet [un autre quartier de Meaux, ndlr]. Aujourd’hui, c’est plus calme, même s’il reste des histoires.»
Il nous guide dans ce qu’est devenue cette partie de la ville. Rénové, Albret est encore debout, mais on accède désormais à son périmètre «résidentialisé» avec un code. Une façon d’éviter que n’importe qui vienne s’attarder sur ses marches, comme le font les personnages de Ma 6-T va crack-er pendant la moitié du film, évoluant dans le no man’s land qui séparait les bâtiments, comme dans une zone de combat où l’on se cherche des noises pour ne pas se confronter au reste du monde. «Franchement, les gars, demande l’un d’entre eux dans une scène nocturne, assis à un arrêt de bus, qu’est-ce qu’on fait là comme des galériens ? Y’a rien à faire ici […]. On est des objets aux yeux de cette société à 2 francs.» Dans la foulée, les trois lascars vont traîner dans le centre commercial du quartier, puis jettent une poubelle enflammée sur une voiture de police depuis une passerelle de béton qui a aujourd’hui disparu.
En face du bâtiment Albret, de l’autre côte de l’avenue plantée, les caravelles ont elles aussi disparu, remplacées par des constructions de quatre ou cinq étages avec petits balcons. «Les bâtiments C étaient les plus obsolètes, commente Philippe Leterme, directeur de l’urbanisme à la mairie de Meaux. Ce sont les premiers qui ont été détruits à la fin des années 90. Ils étaient alors déjà à 40% vides parce que personne ne voulait plus y habiter. Comme ils étaient constitués uniquement de HLM, l’unique solution était de les raser pour reconstruire quelque chose de plus à jour, avec plus de mixité.» Les travaux de cette première tranche s’achèvent à peine, avant la disparition des dernières caravelles «dans une dizaine d’années». Un parc a pris la place du bâtiment Chenonceau, ainsi qu’une médiathèque qui évite aux habitants de Beauval de traverser toute la ville pour emprunter un livre.
Dans la rue calme, Karl’1 salue des enfants et des mamans, les seuls à faire vivre cette zone dortoir, qui se vide le matin et se remplit le soir. Le collège Albert-Camus se détache derrière un bâtiment, c’est là que débute Ma 6-T va crack-er. Ses préfabriqués, en bout de course dans le film, ont cédé la place à un bâtiment neuf abrité par de hautes grilles - comme s’il était assiégé par ses propres élèves. C’est ce qui saute aux yeux dans la transformation de Beauval. Le quartier apparaissait encore dans le film comme une vaste étendue dispersée mais ouverte. Le Beauval nouveau est morcelé : des barrières enserrent le parc et les bâtiments ; le centre commercial de la Verrière, qui tire son nom du toit de verre qui surplombe sa rue ouverte aux vents, va être fermé pour éviter que quiconque vienne s’y abriter en pleine nuit.
C’est là que l’on retrouve Bobby King, qui interprète dans le film l’un des habitants qui tentent d’empêcher les jeunes de brûler tout le quartier après la mort de l’un des leurs - alimentant le message des premiers films de Jean-François Richet, qui déplaçaient la lutte des classes dans la banlieue. «Le film reste de la science-fiction, dit Bobby King. Ce qui est vrai, c’est que la jeunesse se sentait délaissée. On vivait vraiment dans un lieu de non-droit. Bien sûr, il y a toujours des gens que ça arrange de vivre dans un ghetto, parce que c’est mieux pour leurs trafics. Mais ce n’est pas réaliste. Ici, le maire de droite a fait ce que le maire de gauche aurait dû faire.» Ce dernier, Jean Lion, maire socialiste de Meaux de 1977 à 1995, a été délogé par le parachuté Jean-François Copé, qui a par la suite usé de toute son influence de ministre UMP pour essayer de faire de «sa ville» un «Saint-Germain en-Laye de l’est parisien». C’est raté. Perdue entre la banlieue et la province, Meaux reste une ville endormie. Mais la rénovation de ses quartiers a au moins réussi à les reconnecter au centre-ville.
Couacs. Tous les Meldois croisés s’accordent sur la nette amélioration de l’ambiance dans les rues, mais une critique revient, renouvelée par Franz Fidelin, vice-président de l’association de défense des locataires de Beauval et dissident de l’équipe municipale UMP. «On a cassé du logement social sans le reconstruire, on a donc déplacé les problèmes de Meaux vers les communes avoisinantes.» Cette accusation est vieille comme le programme de restructuration du quartier, mais aucun élu des communes alentours n’est venu la confirmer.
Il y a bien eu de nombreux couacs dans le relogement, des familles trimbalées d’appartement en appartement et de nouveaux loyers trop chers, mais tout semble s’être passé dans le cadre de la loi. Et, si Beauval a abandonné son taux stratosphérique de 80% de logements sociaux, il en reste 40% dans les nouvelles constructions.
Ma 6-T va crack-er immortalise dans la colère un quartier qui a largement disparu, remplacé par un autre probablement moins «ingérable», comme le dit Arco Descat, qui a écrit le film avec son cousin Jean-François Richet et joue l’un des personnages principaux - sans que le réalisateur ne l’ait jamais remercié ni aidé par la suite. «Mais, aujourd’hui, il y a des caméras partout, les gamins sont cernés. On n’a pas davantage notre place dans un quartier comme ça, même s’il est plus joli à regarder. Ce n’est pas en détruisant qu’on règle les problèmes.»
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